Un soir, un livre 2023
Cercle de lecture convivial ouvert à tous , qui fonctionne sous la houlette de Jeanne Bem
On se rencontre une fois par mois environ et on discute du livre choisi lors de la précédente rencontre.
On peut venir aussi juste pour attraper le désir de lire.
Prochaine rencontre
Lundi 10 juillet 2023 à 18 heures chez Chantal, Etang/Arroux
autour de
Alice au pays des merveilles, De l'autre côté du miroir
Lewis Carroll, 1865
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Vendredi 25 mai 2023
Beaucoup de personnes étaient excusées hier, pour diverses raisons. Mais vous avez manqué quelque chose: une superbe fin d'après-midi sur la terrasse d'Elisabeth, avec cette vue incroyable, cette verdure tout autour, et un grand concert d'oiseaux! (et des bonnes choses à manger)
C'est vrai que les 380 pages des "Femmes du bout du monde", cela pouvait décourager des lectrices ou lecteurs qui avaient déjà beaucoup lu en ce mois de mai dédié aux livres... Pourtant, le livre se lit facilement, il est attachant, entraînant, intéressant, bien écrit en plus.
On résume tout de suite: un roman de Mélissa Da Costa (à 32 ans elle en a déjà publié plusieurs) ne peut pas décevoir!
C'est une typique autrice de bestsellers - dans son cas en tout cas, le mot n'est pas péjoratif. Elle nous emmène le plus loin possible géographiquement: en Nouvelle-Zélande, au bout du bout du sud: en face de la plage il n'y a plus que le cercle polaire. Elle nous fait tout connaître de l'endroit, on a droit à une vraie ethnographie égrenée par petits bouts - sur le paysage (écossais), sur les saisons (renversées), sur la rudesse genre Far West de ce coin perdu, sur les voisins maoris et les légendes maories, sur les plantes et surtout les animaux de la mer (car un personnage mort, dont l'ombre plane sur l'histoire, était naturaliste). Voici un livre empreint d'une poésie rugueuse, avec une intrigue bien ficelée, et beaucoup de psychologie traitée avec pas mal de finesse.
En bref: une jeune Française paumée débarque - pour être stagiaire - dans ce petit camping du bout du monde tenu par deux femmes, une mère et sa fille. Après des débuts forcément un peu méfiants, les trois femmes tissent des liens, et des situations qui semblaient bloquées trouvent leur résolution. C'est tellement bien fait qu'au début on tourne les pages très vite... mais personnellement, arrivée au milieu j'ai un peu flanché. Le bestseller a un défaut: on finit par apercevoir un mécanisme d'horlogerie un peu trop parfait, et prévisible.
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Mardi 25 avril 2023
Nous avons eu hier une très sympathique réunion chez Colette (merci à elle!), nous étions dix pour discuter du dernier livre de Le Clézio: un recueil de nouvelles intitulé "Avers". L'accueil de ce livre a été bon dans l'ensemble, même si chacun avait ses préférences.
En effet, un recueil de nouvelles est toujours un peu disparate. Il y a ici des nouvelles étalées sur probablement deux décennies, des courtes et des longues, des "réalistes" et d'autres plus proches du conte. Le lien thématique est que les histoires se situent en marge de notre monde européen, dans des sociétés et des paysages qu'autrefois on appelait "exotiques". Le romancier espère nous émouvoir par chacun de ces destins qu'il détaille, des destins de gens pauvres mais riches de leurs cultures ancestrales. Notre Europe les appelle "les indésirables", et elle essaie justement de les expulser à ses marges.
Presque dans chaque nouvelle il y a au centre un enfant, ou des enfants. Il y a des événements poignants, et des choses très dures à lire, si bien qu'il faut étaler la lecture sur plusieurs jours. La vie quotidienne dans la forêt tropicale était dure elle aussi, mais elle paraît représenter un paradis perdu, au regard de ces populations aujourd'hui chassées, déracinées, dispersées, parquées dans des non-lieux, avec la tristesse de tous ces jeunes sans avenir. Il passe aussi, dans les histoires, de beaux moments de chaleur humaine, des rencontres éphémères mais salvatrices pour ces enfants errants.
En fait ce livre est parfaitement actuel. Le Clézio se met clairement dans la filiation de la pensée décoloniale dont les grands noms ont été Frantz Fanon, Aimé Césaire, Edouard Glissant. Lui, il n'est pas martiniquais, mais son histoire personnelle, qui conjugue ses origines familiales (l'Ile Maurice et la Bretagne) avec ses recherches et séjours au Mexique et à Panama, l'a persuadé, lui aussi, que l'humanité est une et que tous, nous vivons dans le "tout-monde". Il présente ce recueil, avec raison, comme un texte engagé. Mais son discours ne serait qu'un discours de plus, s'il n'y avait pas son art. Au final, c'est quand même par son style que Le Clézio nous saisit. Il y a dans ce livre de très nombreux et beaux moments d'écriture poétique.
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Vendredi 17 mars 2023
Nous n'étions que huit vendredi chez Jeanne (cinq personnes excusées), mais l'ambiance était excellente.
Le livre de Florence Aubenas a rencontré une adhésion générale. Les articles d'un grand reporter sont-ils de la littérature? Réunis en volume (ici les années 2016-2022), ces articles d'abord publiés dans Le Monde appartiennent à un genre, la "non fiction", qui a été théorisé à partir des années 1960 (Truman Capote, "In Cold Blood", 1965) mais qui existait déjà entre les deux guerres (les reportages et les livres d'Albert Londres). Une variante d'aujourd'hui, sans impliquer de voyage: Emmanuel Carrère, avec sa couverture intégrale dans L'Obs du procès des attentats de janvier 2015.
Florence Aubenas a les qualités requises, elle est témoin, elle avance par rencontres successives et recueille des histoires vraies, et elle est courageuse, elle se met vraiment en danger. Sans doute ces reporters sont-ils accro à l'adrénaline qui accompagne leurs missions. Elle a un style simple et vivant, et même de l'humour. Seule réserve: par moments, c'est trop elliptique et on peut se perdre un peu au milieu des personnages et de la chronologie.
"Ici et ailleurs" nous plonge directement dans la première année de la guerre en Ukraine, et nous ramène aussi aux débuts du Covid, au printemps 2020 - ce qui est presque douloureux, tant cela a été affreux, et vu que nous essayons inconsciemment de refouler le souvenir de cette expérience dans l'oubli.
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Vendredi 10 février 2023
Nous étions onze hier après-midi chez Elisabeth (merci à elle!), et trois personnes étaient excusées.
Le roman de l'écrivain autrichien Robert Seethaler, "Une vie entière" (de 2014), a donné lieu à une belle discussion.
C'est l'histoire d'un homme simple, issu d'un milieu déshérité, avec une enfance douloureuse, un horizon mental des plus limités, et une longue vie de labeur et de pauvreté, presque d'ascèse.
Plusieurs ont trouvé que c'était une histoire "triste". Il est vrai qu'on pense à rapprocher ce roman de certains films récents très sombres dont le cadre est aussi l'Autriche, celle d'avant 1914 (Michael Haneke, "Le ruban blanc") et celle d'avant 1939 (Terrence Malick, "A Hidden Life" (une vie cachée), dont le héros est aussi un homme simple, un paysan objecteur de conscience).
Mais je ferais aussi le rapprochement avec le conte de Flaubert "Un coeur simple"". Comme chez Flaubert, il se dégage de "Une vie entière" une sorte de sérénité, même si le ton du narrateur est souvent caustique entre les lignes. Il y a des passages émouvants (tout ce qui concerne le personnage de Marie), et d'autres qui touchent à l'humour noir. L'avis général était très favorable à ce livre, à cause de la manière dont le récit est construit, conçu, écrit.
Le héros, Andreas Egger, n'éprouve jamais d'amertume, il accepte toutes les épreuves en gardant sa dignité et son humanité. Avare de mots, extrêmement modeste, il cache une grande sensibilité et manifeste discrètement son ouverture aux autres et à la nature. Il y a de superbes évocations de paysages alpins - des atmosphères, des panoramiques, mais aussi des détails très précis. Et "toute une vie" se déroule devant le lecteur: la vie dans cette vallée perdue se déroule comme "en marge" du 20e siècle. La vallée absorbe les lointains échos de l'Histoire (l'Autriche nazie, les huit ans que Egger, mobilisé, passe en Russie, d'abord sur le front puis comme prisonnier), en même temps qu'elle profite des retombées douteuses de la modernité (la transformation de la montagne, avec l'industrie du ski, ou encore l'arrivée de la télévision).
Cette marginalité de la grande Histoire est accentuée par l'usage des ellipses: par exemple les vociférations d'Hitler à la radio ne sont évoquées qu'une fois, page 77. Ainsi, la vallée et le personnage restent étrangement intemporels, et l'écrivain lui-même trouve la formule p. 139: "cet entre-temps qu'était sa vie". L'auteur est né en 1966, il était adolescent dans les années 1980, époque où il a dû commencer à se poser des questions sur l'épisode nazi et plus généralement sur les horreurs du 20e siècle. Et ce livre peut être considéré aussi comme un apologue ou une métaphore renvoyant indirectement à ces questions. C'est donc un roman "historique" à sa façon, et aussi poétique et même philosophique.
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Mercredi 11 janvier 2023
Merci à Agnès pour son accueil. Hier, c'était la fête d'Annie Ernaux: ses trois livres, Passion simple, L'usage de la photo et Le jeune homme, ont eu droit à une discussion très libre et animée.
Mais d'abord nous avons parlé du film Les années super 8. Une petite oeuvre filmique mais réussie, qui en dit pas mal sur la personnalité de l'auteure et comment elle a dû se dégager de la routine familiale pour trouver sa voix et son écriture. Elle s'y montre sous la figure de la chrysalide assoupie qui va s'envoler après le divorce. Presque toutes les familles des années 70 et 80 ont des petits films comme ça, mais en équipe avec son fils, le monteur et la musicienne, Annie Ernaux en a fait quelque chose d'original. Le texte qu'elle dit garde cette distance qui est sa marque. On a évoqué sa froideur, on ne la voit pas faire des câlins à ses petits garçons: mais nous ne connaissons pas les rushes, le film est le produit d'un tri très médité. Cette même distance se retrouve dans L'usage de la photo, un livre qui court sur la double trame de l'histoire d'un amour et de l'histoire d'un cancer.
C'est L'usage de la photo qui a été le plus discuté. Un livre écrit à quatre mains, avec des illustrations, apparemment sur une expérience à la fois amoureuse et photographique. Les auteurs devaient-ils reproduire ces photographies de tas de vêtements, ou s'en abstenir? Il manque les couleurs et dans ce fouillis grisâtre on ne distingue presque rien, à part les godasses et le soutien-gorge! Plaidoyer pour ce livre-objet: Gallimard ne pouvait pas mettre de la couleur; si les auteurs avaient voulu publier un livre d'art, ils seraient allés chez Skira; le côté "illisible" des photos donne plus d'importance aux textes, qui disent les formes et les couleurs; peut-être que les illustrations ne sont que des fantômes d'images, qui dénoncent le régime d'images "effréné" (mot de A. E.) qui s'est installé dans notre monde. Elle redonne toute sa place à l'imagination. Des étreintes des amants, on n'apprend presque rien, il n'y a pas de représentation. Les tas de vêtements ont rappelé à certains une exposition de Christian Boltanski au Grand Palais - leur amoncellement devait évoquer la Shoah. De là cette idée: L'usage de la photo relève de l'art en effet, mais de cet art contemporain particulier qui consiste en performances et en installations éphémères. Je parlais d'un livre-objet: c'est plutôt un objet d'art hybride, inclassable, qui témoigne d'un acte artistique révolu tout en inscrivant dans la durée (c'est imprimé, elle a posé "les scellés" p. 148) quelque chose d'impalpable et d'indicible.
L'éphémère est peut-être le mot qui caractérise l'érotique d'Annie Ernaux. Plus que sa façon d'écrire, sa façon de vivre librement va à l'encontre de la bien-pensance - quand elle ne choque pas, au moins elle déstabilise. Ses relations amoureuses sont toujours limitées dans le temps - une de ses préoccupations c'est d'ailleurs le temps, dans sa texture et ses dimensions, avec la dualité passé-présent, les moments parfaits (aussitôt disparus et oubliés - d'où l'obsession des traces indirectes), ou encore la pesanteur poisseuse de l'attente. On a objecté que, si elle est féministe, comment peut-elle devenir esclave de l'attente de l'homme, dans Passion simple? Mais il s'agit de la sujétion à la passion, qu'elle assume "librement". La passion n'est pas une expérience si répandue - c'est pourquoi certains adolescents sont saisis par les tragédies de Racine. On a évoqué Proust, Marcel et Albertine, et la jalousie qui semble être un marqueur de la passion. On a aussi un peu parlé du Jeune homme (quelques pages arrachées à la liste des amants...). Le plus intéressant dans ce petit texte, c'est comment Annie Ernaux retrouve avec ce jeune homme la jeune femme étudiante à Rouen qu'elle était au début des années 60. Encore le thème du temps. Mais retour aussi à l'autre Annie Ernaux, la transfuge de classe!