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Texte lycée

Lycée – sujet 1 Alice VERNAY-ETERNO

Chalon-sur-Saône

Le prisonnier

 

Il fugue. Il s’évade. Son index glisse de pays en pays, survolant les frontières, traversant les océans. Ses yeux transpercent l’encre noire des mots. C’est si beau toutes ces lettres qui se chevauchent. Elles entrent en collision, harmonieuses et délicates. La carte du monde aussi est belle. Elle représente tous les rêves interdits qu’il chuchote contre le papier. Sa voix rauque s’échouant dans le silence du lieu. De tous ces livres mystérieux, celui-ci est de loin son favori. Cet ouvrage est comme lui. Il est compact, serré, lourd, râblé, massif. La couverture est dure, cartonnée. Elle est simple, sans dessins ni couleurs exagérées. C’est même un peu terne, pas très attirant. Mais dès qu’on l’ouvre… Les lettres affluent de partout. De tous les coins, rangées, ordonnées en de belles colonnes. Sculptées comme des athlètes, les définitions pavanent, d’une démarche fière de seigneur riche. Elles sont magnifiques, envoûtantes, séductrices. Il les caresse du bout des ongles, les effleure de peur de les salir. Il aimerait les comprendre. Il voudrait accompagner ces connaissances si captivantes dans leur valse presque surnaturelle. Il y a aussi des cartes dans ce livre. Il y a tous les pays du monde et même leur nom. Une fois une dame lui a montré où ils étaient, lui et sa famille. Il était fasciné d’être dans un livre si prestigieux. Elle lui avait aussi lu quelques lignes. C’était inouï. Tous ces symboles qu’il n’avait jamais compris prenaient vie. Ils skiaient sur les élans de la voix de la dame, ils cascadaient pour venir choir dans ses tympans émerveillés. Mais il ne l’avait jamais revue, cette gracieuse muse des mots. Ça ne l’avait pas pour autant découragé. Adossé aux rayonnages interminables, il dévore toujours. Il se gave jusqu’à l’overdose. Il n’y a pourtant pas d’hôpitaux pour retirer les phrases, les chapitres, les titres, les illustrations de son cœur. Il ne sait pas grand- chose mais de ça il en est certain. Personne ne pourra jamais lui interdire de passer des heures enfermé entre ces pages après le travail. Les mains craquelées par le froid et abîmées par le labeur, il tourne les pages en tremblant. Des éclats de béton séché crissent sur les fibres fragiles de l’encre. Le papier lisse et pâle glisse entre ses doigts épais et engourdis. Il plisse les yeux, concentré. Assis à même le sol, son bleu de travail irritant sa peau basanée, il lit. Il lit ce qu’il veut, ce que son imagination échafaude. La tête noyée dans l’ignorance, il compose ses propres histoires. Il invente et fuit. Chaque lettre l’emporte dans son monde. Une galaxie qu’il aimerait découvrir. Un cosmos où il sillonnerait entre les points et les virgules, où il errerait entre les paragraphes plus ou moins longs, tel un nomade. Campant sous cette lettre qui ressemble à un tipi ou allongé en demi-cercle dans celle-ci toute ronde. Il les chérit, les vénère, ces mots étranges mais si fascinants, ces successions de symboles intrigants. Ces mots qui sont tout pour lui au final.

 

« Un mot est un assemblage de lettres de l’alphabet ayant un sens donné.

Mot français, latin, grec, anglais, etc.

Mot barbare.

Mot usité, inusité.

Mot familier, populaire, trivial.

Gros mot, insulte, injure, grossièreté.

Mot savant, technique.

Mot rude, harmonieux.

Mot simple, mot composé.

Vieux mot, mot nouveau.

En logique un mot est une séquence de lettres qui permet de créer la parole et le savoir. »

 

 

C’était cette définition que la dame lui avait lue. Il ne sait pas ce que cela signifie mais il la trouve extraordinaire. S’il y a mot et savoir dans la même phrase, c’est forcément bien se disait-il. Le savoir est cette chose essentielle qui lui manque. La protection de savoir les mots, de savoir leurs significations, de savoir les manier avec aisance. Il se sent faible, novice, sans défense. C’est pourquoi il vient dans cette bibliothèque. Il veut apprendre les mots. Les apprivoiser, les berner, les capturer. Il veut avoir la bénédiction des mots. Alors il les contemple, subjugué. Il tourne les pages des livres, envouté par cette connaissance inaccessible. Protégé entre les étagères où s’étalent des kilomètres de pages, il se sent bien. Il lui arrive quelquefois de tirer délicatement sur l’une d’entre elles et de la ranger au chaud dans sa veste défraîchie ; pour rapporter un peu de cette protection avec lui. Comme ça, chez lui, il sait qu’ils sont là, qu’ils le guettent. Les mots le protègent. Gardes du corps imposants, guerriers agressifs, espions entraînés, ils l’enveloppent lui et sa famille dans une sécurité sereine. Souvent, avant de sombrer dans le sommeil, alors que tout le monde dort, il se lève. Sur la pointe des pieds il s’avance jusque dans le salon. Il allume la lampe près de la petite fenêtre et d’un geste fluide il l’ouvre. Il attrape alors une de ses gardiennes et la laisse s’envoler au gré du vent.

 

De ma fenêtre on peut apercevoir ce vieux monsieur au visage dur. Ce vieil homme qui donne tout pour sa famille et qui part chaque nuit dans un univers bien à lui. On peut voir dans ses pupilles sombres une étincelle qui suit les lettres tourbillonnantes. Une étincelle qui regarde chuter, du haut des quinze étages, le long de la façade délabrée de l’HLM, ces phrases étrangères à son monde. Une étincelle remplie de rêve, de promesse et d’espoir. Son étincelle de prisonnier des mots. D’analphabète.

 


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